Manon était à son bureau, penchée sur ses devoirs. Comment elle pouvait se concentrer avec tout ce boucan, c’était un mystère. Dionysos jouait Monsters in Love à plein volume. J’ai regardé sa chambre. C’était quasiment celle d’une adolescente. Le vieux canapé et le tapis. Le chevalet, la palette et la boîte de peinture. La chaîne hi-fi et l’iPod. Les romans et les mangas sur la table de chevet. La planche de bodyboard posée contre le mur. Seules la forme de son lit et de son armoire, leur teinte framboise signalaient qu’elle était encore une enfant. Elle a sursauté quand j’ai posé ma main sur son épaule. Son sourire quand elle m’a vu, sa manière de se jeter dans mes bras comme si on ne s’était pas croisés depuis des années, les cinq bonnes minutes que nous avons passées serrés ainsi, tandis que je respirais l’odeur de ses cheveux et qu’elle me racontait sa semaine, tout ça m’a ému aux larmes. Un instant j’ai eu l’exacte sensation de remonter à la surface, de revenir à la vie. Clément n’était pas là. Il était convenu que j’aille le chercher à son cours de musique. Sarah avait préparé ses affaires, son sac était posé sur son lit. Sur le parquet de sa chambre s’étalaient des Playmobil figés en pleine action. Autour de la gare des familles entières s’affairaient, lestées de valises, d’animaux de ferme et de coffres à trésor. À proximité, des bateaux patientaient sur une mer absente. Parmi eux un navire pirate n’augurait rien de bon pour les touristes. Pas plus que les dinosaures qui s’approchaient dangereusement du camping où se dressaient une caravane et quelques tentes, dont certaines étaient des livres entrouverts.
J’ai laissé Manon préparer son sac et j’ai rejoint Sarah au salon.
— Quand je pense qu’à l’heure actuelle nous devrions être au Japon, a-t-elle lancé en désignant la une de Libération.
J’avais pensé la même chose deux heures plus tôt. J’aurais pu prononcer la même phrase exactement. Mais dans ma bouche elle n’aurait pas eu le même sens. Dans ma bouche elle aurait eu la saveur amère du regret. Quand dans la sienne, croyais-je deviner, devait suinter le soulagement. J’aurais tout donné pour être là-bas en ce moment même. J’aurais tout donné pour me promener avec elle et les enfants parmi les temples de Kyoto, leurs jardins parfaits qui laissaient croire que le monde pouvait être un endroit paisible et habitable, accueillant, hospitalier. J’aurais tout donné pour figurer parmi cette population traumatisée par le tsunami survenu beaucoup plus au nord, parmi ces gens inquiets de voir la radioactivité augmenter à Tokyo, et peut-être même dans le Kansai, inquiets d’être contaminés, inquiets du sort qu’avaient connu leurs concitoyens à Sendai et autour. À Fukushima où les évacuations se poursuivaient, où la zone de sécurité ne cessait de s’élargir. Depuis la tragédie, à plusieurs reprises, il m’était venu à l’esprit que ma place était là-bas. C’était une pensée étrange. Je ne voyais pas ce que j’aurais pu y faire, de quelle utilité j’aurais pu être. Je ne voyais même pas ce que j’aurais pu écrire en me rendant dans ces contrées sinistrées, en rencontrant les réfugiés, les survivants de familles décimées.
— Manon passe sa vie sur Internet à regarder les images de Sendai. Elle est traumatisée. Et tu as vu son cartable ? Elle l’a recouvert d’autocollants antinucléaires.
Sarah était assise sur le canapé, les jambes repliées sur les coussins, un bol de thé fumant entre les mains. J’avais terriblement envie de m’asseoir près d’elle, de l’embrasser, de caresser ses mollets, de passer mon doigt entre sa peau et le coton de son soutien-gorge. J’avais terriblement envie de coller ma bouche contre la sienne. J’avais terriblement envie de l’étrangler. Au fond de moi je ne pouvais pas m’empêcher de lui en vouloir, de la tenir pour responsable. Je pensais à Manon, au Japon. Quand Sarah lui avait annoncé notre séparation elle avait d’abord hurlé. Puis elle avait lâché cette phrase qui à l’époque m’avait paru égoïste, déplacée, totalement en décalage avec la signification concrète de ce que nous vivions, du tour que prenait notre vie : « Alors on ira pas habiter à Kyoto l’année prochaine tous ensemble ? » Elle avait dit ça dans une bouillie de larmes inconsolables.
— Ton Clooney de mes deux a retiré sa plainte, ai-je lâché en la regardant droit dans les yeux. Galland m’a laissé un message ce matin pour m’annoncer la nouvelle.
— Je sais, a-t-elle répliqué. Personnellement, je n’étais pas d’accord. Je le trouve trop bon avec toi.
— C’est ça. Trop bon. En attendant, l’autre jour, il n’était pas ici pour Clément. Pourquoi tu m’as menti ? Pourquoi tu m’as pas dit qu’il était venu te baiser ?
Sarah m’a fait signe de baisser d’un ton. Manon pouvait nous entendre. Son visage s’est soudain tendu. La colère la défigurait. À cet instant précis, vraiment elle n’était pas belle à voir, crachant entre ses dents que je la faisais chier, que ça ne me regardait pas de toute façon, et que si je voulais tout savoir quand il était venu l’autre jour il ne s’était encore rien passé, il était venu faire sa demande et elle l’avait éconduit. Mais maintenant voilà, rien que pour m’emmerder, elle était sortie avec lui. Il l’avait emmenée dîner, puis danser, dans un endroit très sélect, et il l’avait embrassée, et il embrassait très bien si je voulais tout savoir, et elle avait passé la nuit avec lui et…
— Te faire sa demande ? l’ai-je interrompue en éclatant de rire. Te faire sa demande ? Non mais c’est qui ce type ? Qui aujourd’hui vient chez une femme un mardi après-midi pour lui faire sa « demande » ?
— Des types plus civilisés et romantiques que toi peut-être.
Je n’arrivais pas à m’arrêter de rire. Je voyais bien combien ça la vexait mais c’était plus fort que moi.
— Eh ben au moins vous vous amusez.
Je me suis retourné et Manon venait de faire irruption dans la pièce, son sac à l’épaule. Je riais encore tandis qu’elle embrassait sa mère. J’en avais les larmes aux yeux. Bien sûr c’était juste passager, bien sûr quelques heures plus tard en repensant à notre conversation les mots de Sarah me reviendraient en mémoire. Ils étaient désormais ensemble, ils avaient donc une histoire. Et il n’était pas interdit de penser que mon comportement avait précipité les choses.
Les trois jours qui ont suivi ont filé comme une traînée de lumière. Un temps d’été s’était fixé sur toute la France. Partout, à la télé à la radio, on s’étonnait. Au milieu du déferlement d’informations catastrophiques, qui laissait croire que vraiment quelque chose courait à sa perte, se délitait d’un bout à l’autre de la terre, quelques rayons de soleil semblaient vouloir nous dire que la vie était quand même possible ici-bas. Du matin au soir, où qu’on aille, il y avait toujours quelqu’un pour clamer qu’il faisait vraiment chaud pour la saison, que si l’été était là on le paierait en juillet, la météo était ici plus qu’ailleurs un sujet inépuisable. Avec les enfants nous avons sillonné les plages, au gré du vent, de leurs envies. Manon cherchait des vagues, Clément des mares où barboter tout en faisant mine de chercher des crabes ou des crevettes. Ce furent des heures heureuses et sans accroc, des heures lumineuses où ne perçait que rarement la nostalgie du temps béni où nous étions quatre, où la moindre éclaircie nous jetait dehors. Alors nous prenions la voiture pour gagner la Côte sauvage, ou au contraire roulions vers l’ouest et les stations balnéaires voisines, qui même à vingt kilomètres de chez nous nous donnaient l’impression d’être soudain en vacances. Manon allait et venait, de la mer où elle glissait sur le ventre à la serviette où elle s’allongeait pareil, le nez constellé du sable collé au tissu orange. Ainsi que Sarah me l’avait annoncé elle avait l’air obsédée par le Japon, s’inquiétait de savoir quand nous pourrions y retourner, si même ce serait possible un jour. Je tâchais de la rassurer comme je pouvais mais je voyais bien qu’il se jouait quelque chose de bien plus profond : pour elle aussi tout se déglinguait et elle n’en voyait pas la fin, comme chacun elle voulait savoir si tout cela allait s’arrêter un jour, quand finirait le cauchemar. Clément passait le plus clair de son temps à transvaser des crabes d’une mare à un seau puis du seau à une autre mare. Sa fascination pour chaque algue, chaque anémone, chaque bigorneau, balane, patelle, telline, couteau, était inépuisable. Il semblait serein mais demeurait peu bavard, perdu dans ses rêveries, lui que j’avais toujours connu si présent, si intensément là, habitant le monde de toute sa peau, de tous ses muscles. Toutes ces années à le regarder évoluer m’avaient été comme un baume. Il me ressemblait si peu. Rien ne paraissait jamais le troubler, il semblait à jamais affamé, prêt à en découdre, prêt à mâcher la vie et à l’engloutir. Autour de nous s’ébrouaient des jeunes gens qui me faisaient me sentir vieux, quand est-ce que cette sensation avait pris le dessus au juste ? je n’aurais su le dire. Avant même notre séparation pour être honnête. Un peu après nos trente-cinq ans. À trente-six ou trente-sept, je ne sais plus exactement. Soudain nous avions réalisé que nous étions passés de l’autre côté depuis longtemps. Soudain je m’étais senti usé, non seulement physiquement – et de ce côté ce n’était pas uniquement une sensation : entre mon dos, mes chevilles, mes dents, ma digestion, mes migraines, ma vue qui faiblissait, les jours entiers que je mettais à me remettre de la moindre gueule de bois et les trente kilos de trop qu’accusait la balance, il fallait bien admettre que je ne tenais plus vraiment la forme, malgré les heures à nager dans l’eau froide de Pâques à la Toussaint, malgré les virées en kayak – mais psychologiquement aussi. Je m’étais mis à envier ces gamins, ces jeunes femmes, ces jeunes parents, même, et jetant un œil dans le rétroviseur je voyais bien que quelque chose s’était enfui, que quelque chose s’était perdu. Je le ressentais jusque dans ma manière d’écrire qui s’était amollie elle aussi : j’enrobais désormais mes phrases d’une poésie inutile, ne traquais plus la graisse comme autrefois, et sous couvert de faire enfin entrer la lumière dans mes récits, n’en finissais plus d’arrondir les angles.
Nous n’avons passé que peu de temps à l’appartement. J’avais beau l’avoir aménagé de façon à pouvoir les recevoir correctement, je rechignais à nous y établir pour de bon, à y demeurer avec eux comme si vraiment il s’agissait de notre foyer. Mais ça ne les gênait pas. De leur point de vue je crois que ça ressemblait surtout à ces vacances dans des appartements loués, jamais suffisamment confortables et toujours trop impersonnels pour qu’on y perde plus d’heures que celles qu’il fallait bien consacrer au sommeil, pourtant cette année, on se l’était bien juré, on prendrait notre temps, on lézarderait un peu sur la terrasse, sans quoi ce n’était plus tout à fait des vacances, partir dès le matin et ne rentrer que le soir, ces jours entiers à faire des excursions sans fin. Les nuits, nous les avons passées tous les trois dans le même lit, et pas un instant je ne desserrai l’étreinte qui les tenait contre moi, chacun d’un côté, collé à mon flanc. Du moins l’ai-je cru jusqu’à l’aube du dimanche, où j’ai trouvé Clément assis à mon bureau, incapable de dormir. Je me suis approché de lui et il s’est blotti dans mes bras. Son corps encore endormi avait la consistance de ses trois ans. Dans un souffle épuisé il m’a avoué que souvent ça lui arrivait, il se réveillait et ne parvenait pas à se rendormir.
— Depuis quand ?
— Depuis que tu es parti de la maison.
Il avait pris un air désolé en disant ça, un air d’adulte s’excusant d’être si prévisible, peiné que les choses parfois soient si lisibles, si liées, si pathétiquement causales.
— C’est vrai que maman t’a mis dehors parce que tu avais d’autres amoureuses ?
Un vent glacé s’est mis à courir dans mes veines. Dehors la nuit s’éclaircissait à peine. Les nuages s’effilochaient aux abords des lampadaires, lambeaux de coton déchirés à même l’ardoise du ciel. D’où pouvait-il tenir ce genre de conneries ? Qui avait bien pu les lui fourrer dans la tête ? Je l’ai serré un peu plus fort encore. J’ai plongé mon nez dans ses cheveux. J’ai embrassé son front et je lui ai dit que non, maman ne m’avait pas mis à la porte pour ça, d’ailleurs je n’avais jamais eu d’autres amoureuses, comme il disait.
— Je ne suis pas très facile à vivre et ta mère en a eu marre de moi, voilà tout, lui ai-je confié à l’oreille, même si pour un gamin de son âge de telles considérations ne pouvaient avoir le moindre sens.
— Qui t’a raconté ça ?
— Des copains, à l’école.
J’ai préféré ne pas poursuivre la conversation. Je savais ce qu’il en était des propos d’enfants. À plusieurs reprises ces dernières années Manon m’avait laissé entendre qu’elle subissait régulièrement des ragots me concernant. Elle n’insistait jamais là-dessus, trop inquiète de me faire de la peine, trop occupée comme toujours à m’épargner, à ne pas m’alarmer. Je l’avais toujours connue ainsi, soucieuse de ne pas être un problème, un sujet d’angoisse, comme si elle me jugeait trop faible ou suffisamment fragile comme ça, et qu’il n’était pas indispensable d’en rajouter. J’avais beau n’être ni chanteur, ni acteur, nous vivions dans une petite ville et beaucoup de gens savaient plus ou moins à quoi j’occupais mes journées. On me voyait parfois à la télévision, on m’entendait ici ou là à la radio, mon visage apparaissait de part en part dans les journaux, mon nom au générique de quelques films, et cela suffisait à faire parler de temps à autre. Certains s’interrogeaient sur mon niveau de vie, le simple mot de « cinéma » suscitant tous les fantasmes, d’autres me prêtaient des aventures avec telle ou telle, sans parler des mœurs dissolues que l’on associait habituellement aux artistes. Le contenu de mes livres, livrant le portrait d’un type violemment dépressif et porté sur l’alcool, n’arrangeait rien. Bien sûr la grande majorité des gens me foutaient une paix royale mais il suffisait d’un ou deux connards pour qu’un ou deux enfants s’épanchent dans une cour de récréation, pour que tout à coup le regard de quelques élèves sur Manon ou Clément change, et que des propos désagréables leur reviennent aux oreilles. J’avais de la mémoire et les enfants étaient sans pitié, le moindre particularisme menait aux quolibets, aux vexations, voire à l’exclusion pure et simple, il n’y avait pas plus conformistes que des gamins de dix ou onze ans, à part peut-être des adolescents, à part sans doute leurs parents. Clément s’est rendormi dans mes bras, comme s’il avait encore quatre ans, et j’ai senti ma gorge se serrer à cette pensée. Déjà la nostalgie me prenait de ce temps premier de la petite enfance, ce temps enfui pour toujours, de tendresse éperdue, d’amour inconditionnel, de proximité animale qui me semblait le ciment de tout, me faisait entrevoir que rien jamais ne pourrait m’écarter de mes enfants, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils fassent. Que cette croyance soit à ce point ancrée en moi en ce qui concernait mes enfants, alors qu’il m’était si difficile d’envisager qu’il puisse en aller de même pour mes parents vis-à-vis de moi me paraissait un mystère insoluble. Cette nuit-là je n’ai pas réussi à trouver le sommeil. Je me suis installé dans le fauteuil face aux baies vitrées et j’ai surveillé la progression du jour, les changements à peine perceptibles qui s’opéraient dans la lumière, les teintes, les contrastes, les sons qu’étouffaient les vitres.
Le lendemain, un peu avant dix-neuf heures, j’ai rendu les enfants à leur mère. Quand elle m’a demandé si je leur avais bien fait faire leurs devoirs nous nous sommes regardés les enfants et moi, et nous avons éclaté de rire. Sarah n’a pas semblé apprécier le comique de la situation, ça m’était complètement sorti de la tête, et à eux aussi je crois. Il avait fait si beau et nous avions été si heureux pendant trois jours, à nous allonger dans le sable et à entrer dans l’eau en poussant des cris, le souffle coupé, les membres brûlés par le froid, à nous prélasser aux terrasses des cafés et des restaurants, à courir après des ballons, manœuvrer des cerfs-volants, bâtir des châteaux extravagants. Nous étions même sortis en mer. Samedi matin nous avions croisé le père d’un copain de Manon sur le port et il nous avait emmenés. Nous avions passé trois heures à bord. Clément avait croisé les doigts pour qu’apparaissent des marsouins mais à cette saison il était rare qu’ils s’approchent de nos côtes. Nous n’en avions pas vu mais il s’était consolé en tenant la barre, tandis que Pierrick faisait vrombir le moteur. Il avait l’air heureux de nous avoir avec lui, ses propres enfants rechignaient à sortir en mer et il n’aimait pas trop naviguer seul, depuis la mort de son propre père il avait moins le goût de ça, toute sa vie il avait navigué avec lui, d’ailleurs ce bateau était le sien, la veille de son décès encore ils étaient partis relever les casiers, puis ils avaient pêché trois bars qu’ils avaient partagés en famille au dîner. Le vieux était rentré à la nuit tombée, s’était couché et ne s’était jamais réveillé.
— Je ne sais pas, ai-je fait. On s’est crus en vacances.
Sarah a secoué la tête d’un air affligé. Manon est montée directement dans sa chambre pour faire ses maths et réviser son histoire, elle avait un contrôle le lendemain. Clément a sorti son livre de lecture et s’est assis à la table de la cuisine. Je me suis installé près de lui et j’ai commencé à le faire travailler.
— Qu’est-ce que tu fais ? a dit Sarah.
— Comment ça ?
Au fond je savais très bien ce qu’elle voulait dire. Je jouais au con. Bien sûr ma place n’était plus là et je feignais de l’ignorer. Je feignais de croire que j’allais aider le petit à faire ses devoirs, puis corriger ceux de la grande, avant de préparer en vitesse un de ces repas du dimanche soir qu’ils affectionnaient, où la table se couvrait de rillettes de thon et de poissons fumés, d’huîtres, de galettes, de jambon, de fromage, de pain et de salade et où chacun se composait le repas qui lui allait, tandis que la chaîne jouait un disque qui nous agréait à tous, enfants compris, Herman Dune, Baxter Dury, etc. Puis nous resterions une petite heure au salon, chacun affairé à lire, à dessiner, à consulter un site Internet, et les enfants iraient se coucher, après quoi nous passerions la soirée ensemble Sarah et moi, à écouter de la musique en buvant du vin, à lire ou à regarder un épisode de Mad Men ou d’In Treatment, un film de Kore-eda ou de Naomi Kawase, à faire l’amour jusqu’à ce qu’elle sombre dans le sommeil et que je sorte dans la nuit, quittant la maison et marchant jusqu’à la mer un cigarillo coincé entre les lèvres, m’avançant jusqu’aux premières vagues face au vent plus cru qu’en plein jour, rentrant glacé me glisser sous les draps, me collant contre son corps nu et chaud, la queue tendue, les mains refermées sur ses seins parfaits. Je me suis relevé et une fois de plus quitter cette maison m’a broyé le cœur.
J’ai roulé sous le ciel chargé d’orage. Des nuages noirs de pluie déferlaient sur la mer fluorescente. Je suis allé boire un verre à La Goélette. Tout le monde me regardait de travers, à part Samir. Sur le coup je me suis demandé pourquoi. J’avais oublié mais pas eux : quelques jours plus tôt j’écrasais le nez d’un client contre le comptoir. Ça m’était déjà sorti de la tête. Je ne pensais plus qu’à Sarah, aux enfants, et à Guillaume qui ne cessait de me tourner à l’intérieur du crâne. Je n’avais toujours pas trouvé le moyen d’en parler à Sarah. Pourtant rien ne me semblait plus urgent, plus crucial. Pourtant plus j’y pensais, plus il me semblait que la clé était là. La veille au soir j’avais fini par appeler Alex. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’était pas versé dans la psychologie. Il rangeait la psychanalyse au rayon des croyances, à ses yeux il s’agissait d’une supercherie comparable à la religion et seulement destinée à dépouiller d’honnêtes gens malheureux d’une partie de leurs économies. Avec Lorette nous avions fini par le surnommer « Michel Onfray ». On alternait : Don Draper ou Michel Onfray, selon les jours et l’humeur. Aucun de ces sobriquets n’avait l’air d’ailleurs de le vexer. Son admiration se distribuait de manière équitable en direction de ces deux hommes, qu’il revendiquait comme des modèles, sans qu’on sache bien s’il plaisantait ou non. Mon discours l’avait laissé perplexe. Que toute ma vie ait pu être affectée par la présence d’un jumeau in utero lui semblait improbable. Tout cela lui paraissait trop facile, trop évident, trop romantique.
— Ce n’est pas comme si tu avais perdu ton frère au cours de l’enfance ou durant l’adolescence. Tu ne l’as jamais connu. Tu n’as jamais eu conscience de son existence. Tu n’as même jamais su qu’il avait existé, jusqu’à aujourd’hui. Et pour ce qui est du ventre de la mère, si tu veux mon avis, à ce moment de la vie on n’est pas beaucoup plus évolué qu’un têtard, alors…
Sur ce nous avions échangé quelques nouvelles au sujet des enfants, de Lorette et de Sarah, des livres que nous avions lus, par une ironie du sort que je jugeais cruelle pour lui il se trouvait dans l’obligation professionnelle de lire désormais tout ce qui se publiait en France, alors que c’était moi qui vingt ans plus tôt l’avais convaincu qu’il s’y écrivait des choses intéressantes, ce qui ne lui laissait que peu de temps pour les romans américains auxquels il m’avait pourtant initié et que je dévorais sans relâche. Au fil des années, et à rebours de la sienne, ma bibliothèque était devenue farouchement anglo-saxonne, japonaise, italienne, sud-américaine et de moins en moins francophone, à l’exception d’une poignée d’auteurs que je lisais depuis toujours et que je considérais comme mes maîtres, une poignée d’astres solitaires que rien ne reliait à aucune école, à aucune mode, à aucun dogme, à aucun pays même.
Quand j’ai regagné l’appartement, le ciel avait craqué. En découlait une pluie battante qui transperçait les os et vous griffait le visage comme une poignée de sable. La plage était invisible. On ne voyait guère plus loin que la rangée de lampadaires qui bordait la digue. Sous l’un d’eux, fantomatique dans la lumière blême et brouillée par les gouttes, une femme se tenait le visage levé vers les étages. D’où j’étais, gêné par la buée et l’averse, je n’étais pas certain mais il m’a semblé qu’elle me fixait. Derrière elle, la mer se fracassait contre le béton, projetant de grandes gerbes d’écume qui faisaient luire la promenade. J’ai ouvert la baie pour mieux la voir. Ses cheveux ruisselaient le long d’un pardessus qui n’avait d’imperméable que le nom. Sur le coup je n’ai pas voulu y croire mais c’était bien elle, Sophie, levant les yeux vers moi, trempée jusqu’aux os, me souriant dans la nuit pluvieuse, cernée de mer s’abattant partout autour d’elle mais ne la touchant jamais. J’ai quitté l’appartement, descendu les escaliers pour la rejoindre. Elle grelottait mais elle souriait, quelque chose d’un peu dingue traversait son regard. Elle avait maquillé ses yeux de noir et le rimmel coulait sur ses joues. Je lui ai pris la main et l’ai entraînée à l’abri. Dans le hall elle n’arrêtait pas de répéter « je suis venue, tu es content de me voir, hein, tu es content de me voir ? » et sa bouche cherchait mes lèvres. Son haleine était chaude et chargée d’alcool, sa langue d’une douceur insensée, elle collait son corps mouillé contre le mien, je l’ai conduite jusqu’à l’appartement et je l’ai déshabillée. Elle répétait qu’elle était gelée mais qu’elle voulait faire l’amour. Je lui ai passé un pyjama, elle a ri en se voyant dedans, elle flottait tellement qu’on aurait dit une enfant déguisée en adulte. Elle était saoule. Je l’ai allongée sous les couvertures et elle ne cessait de rire, d’essayer de m’embrasser, de guider mes mains vers ses seins, son cul, son sexe, elle ne semblait rien entendre des questions que je lui posais. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Est-ce que son mari était au courant ? Y avait-il quelqu’un chez elle pour s’occuper des enfants ?
— Les enfants, les enfants, tu m’emmerdes avec mes enfants, ils peuvent bien se passer de leur mère, un peu. Depuis qu’ils sont nés ils ne m’ont pas lâché d’une semelle… Viens me réchauffer.
Nous avons fait l’amour puis la nuit a passé comme un rêve étrange, semi-éveillé, d’exaltation et d’abattement mêlés. Son téléphone vibrait toutes les dix minutes. Le nom d’Alain s’y affichait à chaque fois, suivi d’un message qu’elle n’écoutait pas. Par instants, à la faveur d’un regard, d’une parole, d’une mimique, d’un geste, d’une attitude, elle m’émouvait au plus haut point, j’avais l’impression de retrouver en elle celle que j’avais aimée vingt ans plus tôt, puis en un éclair tout s’écroulait, il suffisait d’un silence, d’une phrase où je lisais que nous n’avions rien à nous dire, qu’au fil des années un fossé s’était creusé entre nous, un fossé composé de nos goûts, choix, avis, manières d’être et de faire, de nos modes de vie, croyances, centres d’intérêt, et j’étais pris de lassitude, de dégoût. Elle s’endormait un moment et ce que je contemplais n’était pas l’amour mais son souvenir, sa réminiscence lointaine, éventée. Puis elle s’éveillait et parlait comme en accéléré, son débit trop rapide, ses mots trop creux ou trop pleins d’emphase, de projets, ses yeux brillants dont on ne savait s’ils allaient s’enflammer ou verser des larmes. Nous nous embrassions, nos mains fouillaient nos peaux, chacun cherchait dans l’autre quelque chose d’ancien et d’inatteignable désormais. Une consolation. Une étincelle. Il n’était point besoin d’être extralucide pour comprendre qu’à travers moi Sophie tentait quelque chose. Se sentir un peu vivante. Se tenir tout court. Sortir du sommeil. Il n’était point besoin d’être devin pour comprendre qu’en retournant ainsi en arrière elle cherchait surtout à s’échapper. Au fond je n’étais qu’un prétexte. Et l’inverse était tout aussi vrai. À l’aube nous avons refait l’amour. J’étais épuisé, dans cet état de fragilité nerveuse où me mettait toujours la fatigue, un état qui me dépouillait de mes protections, de mon armure, faisait craquer mes nerfs un à un. Sur la table de nuit le téléphone de Sophie vibrait sans relâche. Nous avons continué à baiser comme si de rien n’était, avec une rage un peu usée qui ne me disait rien de bon. Puis nous nous sommes endormis et c’est le soleil qui nous a réveillés. Il se déversait par les baies et dehors c’était un paysage sorti d’un rêve. La mer parfaitement lisse alternait entre le turquoise et l’azur, le sable la bordait en grandes langues dorées, au large étincelaient des îlots, des récifs, dont le granit luisait comme une peau animale. Sophie s’est étirée tandis que je buvais mon Lapsang Souchong en écoutant la radio, debout face à la plage semée de joggers, de promeneurs se tenant la main, d’enfants en bas âge.
— Tu veux pas éteindre ? Ça me déprime, les infos.
J’ai baissé le volume du poste. La Syrie, la Libye, Fukushima et le reste se sont fondus dans la rumeur matinale. J’ai fini mon thé et elle s’est levée, nue et les traits froissés, se frottant les yeux à cause de la lumière intense qui inondait la pièce. De nouveau son portable a vibré. Un voile d’angoisse a traversé son regard. Une panique. Comme si elle réalisait seulement maintenant où elle était et avec qui, et qui l’appelait sans relâche depuis la veille.
— Tu devrais peut-être lui répondre.
Elle a haussé les épaules et s’est blottie contre moi. Ses cheveux sentaient la nuit et sa peau était tiède. Je sentais ses seins contre mes côtes.
— Enfile quand même quelque chose.
— Pour quoi faire ? Personne ne nous voit à part les goélands.
Elle s’est approchée de la fenêtre, a contemplé un moment le panorama.
— C’est tellement ouvert. Sans abri possible.
— Tu devrais appeler Alain. Pour le rassurer. Je veux dire : il n’a pas mérité ça. Ce silence. Et tes gosses. Ils doivent se demander ce qui se passe.
Un instant j’ai pensé à Clément et Manon. Les imaginer dans une situation semblable m’était tout simplement insupportable. J’en ai eu la gorge étranglée. Avec les années je ne m’arrangeais pas. Au lieu de m’endurcir je devenais de plus en plus sensible. Voir un enfant pleurer me retournait. Croiser dans la rue des gens dont les visages trahissaient l’usure ou le chagrin me bouleversait. Imaginer ce qu’enduraient les autres me crucifiait.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— De quoi ?
— Qu’Alain ne le mérite pas ? Qu’est-ce que t’en sais ?
— Tu m’as dit qu’il était gentil avec toi, que c’était un bon mari.
— Et alors ? Si j’ai envie d’être avec toi.
— Eh bien c’est ton droit, mais je ne vois pas pourquoi il devrait se morfondre pour autant à attendre de tes nouvelles.
— Ça fait des années qu’il me met en cage. Dans sa putain de maison. Sa putain de résidence à la con avec sa barrière. Tu sais que ces derniers temps il a planqué la clé de la forêt parce qu’il trouve que j’y passe trop de temps.
J’ai attrapé le téléphone sur la table de nuit et je le lui ai tendu.
— Appelle-le, lui ai-je dit. Je vais prendre ma douche.
Quand je suis ressorti elle était en larmes. Elle avait revêtu le pyjama de la veille et pleurait en buvant son café. Elle n’a pas prononcé le moindre mot. Cela a duré pendant au moins deux heures. Elle ne répondait à mes questions que par des mouvements de tête. Non elle ne lui avait pas dit où elle était. Oui il s’inquiétait à mourir, et les enfants aussi. Oui Alain avait alerté la police pour signaler sa disparition. Non elle n’avait pas dit quand elle rentrait, et si elle rentrerait. Elle s’est habillée et nous sommes sortis, nous avons marché des heures sur les sentiers, nous nous sommes assoupis sur les plages les mieux abritées. Elle avait l’air complètement sonnée, comme gagnée par le vertige de ce qu’elle avait fait en venant ici, en quittant sa maison sans un mot, sans donner de nouvelles pendant presque vingt-quatre heures à ceux qui la chérissaient. J’avais du mal à reconnaître la Sophie que j’avais retrouvée durant les quelques jours que j’avais passés à V. Cette femme douce, mesurée, banale, qui me vantait les mérites de sa vie calme, quotidienne et rangée. Bien sûr le temps où nous étions restés cachés dans la forêt m’avait alerté sur ce qui semblait se battre, se contredire et se perdre en elle, bien sûr elle avait quitté le domicile familial pour me rejoindre et ce n’était pas rien, cela pouvait expliquer la fébrilité, la nervosité qui paraissaient la gagner par instants, les sautes d’humeur qui la faisaient passer en un éclair du rire, des baisers à un abattement profond, mais j’avais l’impression de reconnaître là autre chose, qui venait sans doute de plus loin et qui m’échappait. Je me tenais ces réflexions tandis que nous fixions la mer et que nos mains fouillaient le sable, puis je m’en voulais de ne pas simplement considérer que ce qui se jouait là entre nous était suffisamment perturbant pour expliquer son comportement. Je me disais aussi que si j’avais été aussi violemment plongé dans le présent qu’elle, dans notre relation naissante, dans sa présence ici auprès de moi, sur cette plage nichée dans les recoins, la découpe compliquée de la Côte sauvage, où j’avais bien conscience de me cacher, des voisins, des habitués de la plage, des enfants, et surtout de Sarah, j’aurais sans doute été comme elle l’otage de sentiments si violents et contradictoires qu’ils m’auraient sorti de moi-même, de ma réserve, de la raison qui pilotait mes gestes et mes actes. Mais la vérité était toujours la même : je n’étais pas là. Sophie, elle, l’était infiniment. Elle s’était réfugiée chez moi, avait laissé son mari et ses enfants dans l’inquiétude, nous avions fait l’amour, nous marchions parmi les bruyères et les ajoncs en nous tenant la main, nous nous embrassions le dos chauffé par les roches, et j’assistais à tout cela comme on assiste à la projection d’un film, comme on se plonge dans un livre. Elle se blottissait entre mes bras et je me regardais la serrer, embrasser ses cheveux, la bercer, la rassurer, mais tout cela m’était profondément extérieur. Au vrai je ne ressentais strictement rien. Rien ne brûlait en moi, rien ne vacillait, rien ne s’affolait.
Nous sommes rentrés à la tombée de la nuit. Sophie avait retrouvé un peu de son allant et de sa confiance. Elle parlait maintenant de rester quelques jours. De quitter Alain. De trouver un travail. De s’occuper des enfants mais différemment. D’avoir une vie en dehors d’eux. Elle parlait de moi, de nous, de revivre, de vivre tout court. De revenir en arrière, de reprendre les choses là où nous les avions laissées et de vivre la vie que nous aurions dû vivre tous les deux. Ses yeux brillaient d’exaltation. Il y avait en eux un tel appel, une telle soif. Dont je savais n’être pas le véritable récipiendaire, mais bien l’étincelle. À nouveau son téléphone a sonné. Cette fois elle a répondu et je suis sorti sur le balcon fumer une cigarette pendant qu’elle parlait à Alain. Il faisait étonnamment doux. Un vent de sud soufflait sur la mer et soulevait de lourdes vagues où glissaient des dizaines de surfeurs vêtus de combinaisons noires, pareils à des araignées sur les eaux brillantes. Dans mon dos Sophie s’est collée à ma chemise. Elle reniflait. Ses larmes mouillaient le tissu.
— Je n’ai pas la force qu’il faut. C’est trop dur.
C’est ce qu’elle répétait entre deux sanglots.
— Tu lui as dit où tu étais ?
— Non. Mais il va bien finir par deviner.
— Comment veux-tu qu’il se doute de quoi que ce soit ? Tu ne lui as rien dit ?
— Non.
— Alors il ne devinera jamais.
Je me suis retourné et j’ai saisi son visage entre mes mains. J’aurais tellement voulu qu’il m’émeuve. J’aurais tellement voulu la couvrir de baisers et lui dire que tout irait bien, qu’elle avait le droit au bonheur elle aussi, qu’elle allait rester là jusqu’à la nuit des temps. Mais j’ai préféré ne pas mentir. La vérité la plus crue était qu’elle m’incommodait, que la voyant renifler, en larmes, désemparée, j’avais envie de la foutre dehors, j’avais envie qu’Alain débarque et la remmène avec lui, j’avais envie d’appeler mes enfants, j’avais envie d’aller voir Sarah et de remettre mon poing dans la gueule de Clooney, putain, quand même, le chef de service et l’infirmière, comment pouvait-on être aussi prévisibles, nager à ce point en plein cliché, je voulais juste que ce cauchemar finisse et que tout reprenne comme avant. Nous sommes rentrés dans l’appartement et, tandis qu’elle me couvrait de baisers humides, d’une avidité qui me répugnait, je l’ai couchée sous les draps, comme la veille mais encore habillée, et j’ai caressé son front jusqu’à ce qu’elle s’endorme. La nuit avait tout recouvert et j’ai passé quelques heures sur l’ordinateur à me battre avec mon scénario. J’avais un mal fou à me concentrer et manipuler une scène me paraissait aussi difficile que de manœuvrer un poids lourd, chaque phrase me pesait alors qu’elles pouvaient quelquefois être si légères, dans ce domaine comme dans celui du roman les choses pouvaient changer du tout au tout d’un jour à l’autre, les mots pouvaient filer à toute allure comme rester cloués au plancher, bâtir un chapitre pouvait se faire tout seul comme requérir l’énergie nécessaire à trois étapes du Tour de France en haute montagne, on ne pouvait jamais savoir, aucun indice ne permettait d’anticiper la difficulté, pas plus le degré d’avancement du récit que la scène elle-même. Mon esprit quittait sans cesse le film, je jetais un œil à Sophie, à l’appartement où j’avais dû m’exiler, à la mer qui ne suffisait plus à m’apaiser, je contemplais le champ de ruines de ma vie, sans Sarah rien ne tenait, sans Sarah j’étais tout simplement incapable de mettre un pied devant l’autre, j’avais perdu le sens de la marche. Dans la baie vitrée mon visage se reflétait et j’avais l’air d’un type de quarante ans au bas mot. Comment était-ce possible ? Pourquoi ma génération se révélait à ce point incapable de grandir, de se comporter en adulte ? Connaissais-je un adulte de mon âge ? En existait-il seulement ? Quand je passais en revue mes connaissances, mes amis, tous ceux que j’avais recroisés à V., les écrivains, les cinéastes, les comédiens, les journalistes que je croisais dans mon travail, tous me faisaient l’effet d’adolescents se mouvant dans des corps précocement vieillis. Pourtant, il suffisait de regarder les photos de nos parents, de penser à leurs vies, de se souvenir d’eux à cette époque, pour bien comprendre qu’à quarante ans on n’était plus des adolescents, même plus des jeunes gens, mais des adultes. Non, j’avais beau faire le tour de tous ceux que je connaissais, je ne voyais personne pour se comporter comme tel. Nous avions tous au moins dix ans de retard. Nous ne savions rien faire de nos mains. Ni de nos vies. Et nos enfants poussaient comme des herbes sauvages, plus vifs et délurés que nous ne l’étions, dès leurs onze ans ils nous échappaient pour gagner des terres qui nous seraient à jamais inconnues, on pouvait juste prier pour que rien de trop fâcheux ne leur arrive, pour qu’ils s’en sortent sans trop d’écorchures. J’ai tenté de me remettre au boulot, une bouteille de vin blanc à portée de main. Au final j’ai vidé les soixante-quinze centilitres et n’ai pas avancé de plus trois pages. J’ai fini par me coucher. Sophie s’est collée contre moi, elle s’était déshabillée sans que je m’en aperçoive, sa main s’est glissée dans mon caleçon et j’aurais préféré ne pas bander mais je n’y pouvais rien. Elle a disparu sous les draps et m’a pris dans sa bouche, avant de remonter pour s’enfoncer sur moi. Je ne pouvais pas mentir : si sa présence ici ne rimait à rien, si notre liaison n’avait pas de sens, faire l’amour avec elle avait de tels accents d’évidence, de fusion, qu’on ne pouvait, sur l’instant, que se laisser prendre à l’illusion. Au moment de jouir elle m’a murmuré à l’oreille qu’elle était tellement heureuse avec moi, ici, au bord de l’eau, qu’elle se sentait enfin vivante, vivante comme elle ne l’avait plus été depuis si longtemps qu’elle n’en gardait plus le moindre souvenir. Je n’ai rien répondu, je passais mon temps à ne rien répondre, à me laisser porter par les événements, à moitié absent, plus ou moins indifférent, au fond je ne prenais possession de ma vie que lorsque je l’écrivais et il y avait plus d’un an que je n’avais rien commis. Sophie s’est rendormie avant moi. Avant de m’assoupir à mon tour j’ai pensé que je n’avais pas appelé mes parents depuis trois jours, il me semblait que depuis mon retour ici plusieurs années s’étaient écoulées.